Les photos non retouchées n'existent pas / by Adrien Le Falher

Cet article fait partie de ma série Comment prendre une bonne photo.

C'est probablement la question que l'on me pose le plus, et je suis sûr que mon expérience est partagée par nombre de photographes : "Mais tes images, elles sont retouchées ?". J'ai souvent envie de répondre par une autre question : "As-tu déjà vu une image non retouchée ?".

Je peux déjà vous donner la réponse : c'est non.

Ceci n'est pas une pipe.

Je vais commencer par asseiner une vérité, que j'expliquerais ensuite : toutes les images sont retouchées. La notion de "réalité" n'existe pas pour une image. De la même façon que le tableau de Magritte n'est pas une pipe mais la représentation artificielle d'une pipe, une photographie n'est pas son sujet, mais une représentation du sujet. Ce n'est pas une vue de l'esprit : vous ne pourrez pas gravir la représentation de la montagne dans la photo, vous ne pouvez pas tourner autour. Sa représentation n'existe même pas en trois dimensions.

La photographie c'est la translation artificielle d'un sujet d'après l'intention du photographe sur un support plane, ou presque.

Ainsi par le principe même, il y a une sélection, il y a une artificialité. Le photographe choisit son angle, aplatit son sujet, et cadre, c'est à dire soustrait son sujet du contexte réel dans lequel celui-ci existe.

Mais l'on pourrait dire : "Très bien, mais quel est le rapport avec la retouche ?"

Le rapport, c'est que la photographie c'est deux choses : artificialité, et le choix.

Votre appareil prend de bonnes photos.

Autre question que les photographes entendent souvent : "Et c'est quoi ton appareil ? Ha oui, c'est un gros machin, il doit prendre de super photos ton sony."

Non... et oui.

J'en ai déjà parlé dans un article précédent, et je pense qu'il est bon d'en parler ici : comment un appareil photo capte-il la lumière ?

Concentrons-nous d'abord sur un appareil numérique. Quelque soit la marque de votre appareil (à quelques très rares exceptions près), le fonctionnement est le même : la lumière est dirigée vers un capteur, qui est construit selon ce qu'on appelle la matrice de Bayer.

Lorsque vous regardez une image sur votre écran, chaque pixel est composé d'un mélange de trois couleurs : du rouge, du vert, et du bleu. C'est ce qu'on appelle le système additif, car l'addition des trois couleurs crée du blanc.

Ainsi, lorsque vous croyez voir du jaune, vous voyez en réalité un mélange de vert et de rouge.

1200px-Synthese+.svg.png

La matrice de bayer, elle, ne capture pas trois couleurs par pixel, mais une seule.

https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/3/37/Bayer_pattern_on_sensor.svg/1200px-Bayer_pattern_on_sensor.svg.png

Sur cette représentation d'un capteur, on se rend compte que le capteur capture soit du bleu, soit du rouge, soit du vert. Si on compte, on se rendra compte qu'il y a même deux fois plus de vert que les autres couleurs. Sans trop entrer dans les détails techniques, c'est parce que les humains distinguent particulièrement bien les différentes teintes de vert.

Mais si l'appareil photo ne capte qu'une couleur par pixel et qu'une image affiche trois couleurs par pixel, comment passe-t-on de l'un à l'autre ?

C'est là que la première transformation, la première "retouche" arrive. On l'appelle debayerisation lorsque l'on veut être précis, ou développement lorsque l'on est nostalgique.

La debayerisation, c'est l'application d'un algorithme, d'une équation, pour deviner les couleurs manquantes à chaque pixels, en fonction de la couleur qui est connue et des couleurs qui l'entoure.

Un exemple tout simple : vous savez que votre pixel a une valeur de bleue de 255, ou 100%. Les quatre pixels verts autour de lui ont aussi une valeur de 255, ou 100%, et les pixels rouges aussi. C'est sûrement que vous êtes dans une zone qui est toute blanche. Ainsi, peut être que tous ces pixels ont une valeur de 255 en vert, rouge et bleu.

Mais deviner est bien le mot ici : l'algorithme, aussi intelligent soit-il, ne peut faire qu'une estimation de la couleur. Et surtout, celui-ci n'est en réalité pas fixe, ni standard. Toutes les images que vous avez vu ont été débayerisées. Mais elles n'ont pas toutes été débayerisées par les mêmes machines. Votre téléphone debayerise son capteur pour vous montrer votre image. Votre appareil photo aussi. Lightroom aussi. Mais ils le font tous selon un algorithme différent. C'est un algorithme moyen, pensé pour être rendre une image plaisante (j'ai bien dit plaisante, pas réaliste) dans une majorité de cas.

Mais rappelez-vous ce que je disais plus haut :

La photographie c'est la translation artificielle d'un sujet d'après l'intention du photographe.

C'est bien l'intention qui est importante ici. En tant que photographe, vous sélectionnez sciemment votre sujet. Vous le prenez parce que la lumière est belle, vous cadrez l'essentiel. Mais quid de la couleur ?

Vous pouvez dire que vous voulez des couleurs qui se rapprochent le plus possible de la réalité, cela peut être un choix artistique de votre part. Dans ce cas là, je vous dirigerais vers mon prochain article sur comment calibrer votre chaîne pour faire une debayerisation qui vous donne les couleurs les plus proches de la réalité (spoiler : c'est super dur). Mais le jpg que vous sort votre téléphone, votre appareil photo, ou lightroom à l'import ? Nous sommes très, très loin de la réalité.

C'est kodak qui prend vos photos.

La réalité, c'est que personne ne veut réellement prendre des photos qui sont 100% fidèles à la réalité. Vous voulez prendre des photos plaisantes, et cela est extrêmement subjectif. Ca tombe bien, la photographie est un art, et la subjectivité est à la base de l'art. Ce n'est pas quelque chose dont vous devez avoir honte, votre subjectivité est votre force.

Lorsque, en haut de la montagne que vous avez gravi, vous voulez en ramener une photo, vous ne passez pas votre appareil à quelqu'un d'autre ; ne pas prendre la main sur la debayerisation, c'est finalement laisser quelqu'un prendre la photo.

Depuis l'argentique, des ingénieurs travaillent pour donner des couleurs plaisantes à vos photos. La kodachrome avait un certain rendu, différent de la Velvia. Puis il y avait le tirage de la photo sur papier, qui là encore comprenait son lot de parti prix esthétiques, souvent pris par le laborantin qui développait et tirait vos photos à votre place.

Aujourd'hui, en numérique, le laborantin, c'est vous.

Si vous prenez une photo en JPG, vous déléguez une partie de votre subjectivité à un ingénieur, qui ne vous connaît pas, ni vos intentions, ni votre photo. Vous aurez un rendu qu'il aime bien, qu'il trouve plaisant et qu'il pensait être correct quelque soit votre photo, que ça soit de vos pieds, d'une montagne au coucher du soleil, ou des étoiles au milieu du désert.

Si vous prenez une photo en Raw, que vous l'importez dans lightroom et l'exportez en JPG tel quel, vous déléguez une partie de votre subjectivité à un ingénieur, qui ne vous connaît pas, ni vos intentions, ni votre photo. Vous aurez un rendu qu'il aime bien, qu'il trouve plaisant et qu'il pensait être correct quelque soit votre photo, que ça soit de vos pieds, d'une montagne au coucher du soleil, ou des étoiles au milieu du désert.

Ce n'est pas que la photo n'est pas retouchée. Elle n'a pas été retouchée par vous.

Si vous aviez ouvert la photo dans Capture One plutôt que Lightroom, votre même fichier raw aurait eu des couleurs complètement différentes. Démonstration :

On voit pas la tendance de Lightroom à pousser les contrastes et saturer un peu plus. La peau par exemple n’a pas du tout la même couleur que sur Capture One.

On voit pas la tendance de Lightroom à pousser les contrastes et saturer un peu plus. La peau par exemple n’a pas du tout la même couleur que sur Capture One.

Si vous prenez une photo en Raw, que vous l'importez dans lightroom, et que vous modifiez les paramètres dans l'outil de développement, vous modifiez en réalité les paramètres de l'algorithme de débayerisation. Une fois la photo exportée en JPG, la photo n'a pas été plus retouchée que si vous n'aviez touché à rien. Elle aura été retouchée par vous. De la même façon que vous aurez fait un choix dans votre cadre, vous aurez fait un choix dans vos couleurs. Ca sera votre photo, et non votre photo et celle de tous les ingénieurs qui ont pris les décisions pour vous.

La subjectivité est souvent bien plus réaliste que l'objectivité.

Pour mieux démontrer mon propos, j'ai décidé de vous montrer à quoi ressemble une photo à différentes étapes, et pourquoi la modification des paramètres de debayerisation donne non seulement une image plus plaisantes et plus proches de mon intention, mais aussi finalement plus réalistes.

Pour cette photo de Sans Francisco, je voulais vraiment garder du détail dans les parties les plus claires, pour bien voir le pont éclairé au loin. Comme je l'ai expliqué dans mon article sur la surexposition en photo, j'ai donc exposé le plus clair possible tout en prenant soin de ne rien cramer.

Je vais d'abord vous montrer la photo avec une debayerisation qui ne modifierait pas du tout les couleurs.

DSC00096.jpg

Sublime n'est-ce pas ? On aime les photos sans retouche.

Rappelez-vous : la matrice de bayer contient deux fois plus de vert que de rouge ou de bleu. L'image que prend l'appareil est donc en réalité extrêmement verte, et très sombre.

Pourquoi ? Parce qu'un appareil photo capture la lumière de façon linéaire. C'est à dire qu'une lumière de valeur de 20 est deux fois plus clair qu'une lumière de valeur de 10.

Problème : nos yeux ne voient pas de manière linéaire, mais de manière logarithmique. Là encore, la debayerisation devrait prendre ça en compte.

Regardons maintenant la photo après une debayerisation "standard".

2018-09-11 - San Francisco - DSC00096.jpg

Voilà la retouche "standard" que me propose mon logiciel. Est-ce proche de la réalité ? J'étais au milieu de la rue quelques heures après le lever du soleil, je n'étais pas tout à fait dans la pénombre... Ainsi, de la même façon que j'ai, par intention, cadré ma photo pour avoir le pont dans le cadre, j'ai, par intention, modifié les paramètres de debayerisation pour s'approcher de l'image que j'avais en tête en prenant la photo.

2018-09-11 - San Francisco - DSC00096 3.jpg

C'est tout de même beaucoup mieux.

En conclusion :

Ainsi, la question à poser n'est pas "est-ce que la photo est retouchée ?" mais "Qui a retouché la photo ?". Si vous posez la question à un photographe, quelqu'un qui pense, réfléchit son image, quelqu'un qui impose sa subjectivité car c'est bien là qu'est tout le sel de la photographie, espérez qu'il vous réponde "c'est moi", plutôt que "Je ne retouche pas mes photos/un inconnu l'a fait pour moi".

En bonus, un autre couple “vrai photo” vs “ce que votre logiciel vous montre”:

Sans appel…