« Thank you for your kindness », l’éthique dans la photographie de voyage. / by Adrien Le Falher

Ma soeur est étudiante en photo-journalisme, et récemment elle me demandait des références sur l’éthique en photographie. Etant avant tout un photographe de paysage, les questions éthiques que je me pose habituellement ne sont pas forcément celles que l’on retrouve dans la photographie de journalisme ; je me demande s’il est éthique d’accéder à tel ou tel lieu, à le représenter comme je le fais, à populariser un lieu, et donc le rendre plus visible, plus touristique, et à contribuer à la destruction de son ambiance. 

Parfois, alors qu'on se retrouve seul dans des endroits magnifiques, on a envie de garder ces lieux rien que pour soi. 

Ce sont des questions qui me taraudent à chaque clichés que je prends, et je garde parfois pour moi certaines photos, ou je ne divulguent parfois pas complètement le lieu des photos que je prends, pour en garder ce qui fait leur charme : leur situation reculée, cachée… Combien de paysages m’ont bouleversés lorsque je les ai découvert, par hasard, après une heure de marche et de détours dans des petites bourgades sans noms. Ma vision, en tant que photographe, est presque celle d’un archiviste : je suis avant tout intéressé par la conservation des lieux, naturels ou non. J’enregistre, le plus parfaitement possible (au niveau technique), l’aspect des lieux que je visite, pour en garder des images précises, pour conserver un patrimoine mondial. Ansel Adams n’est pas uniquement un de mes modèles en tant que photographe : c’est grâce à lui que les parcs naturels nationaux existent aujourd’hui aux Etats-Unis, parce que ses photographies ont amené à sensibiliser les gens à la beauté de leurs terres, et à l’importance de leur conservation. 

Si ce travail a été fait aux Etats-Unis et en Europe, il y a encore bien des pays où la prise de conscience n’a pas vraiment eu lieu. Les Philippines furent un exemple frappant : si le pays a bien mis en place une forme de parc naturel protégé (certains même adoubés par l’UNESCO), ceux-ci sont de vrais dépotoirs, à cause du tourisme mis en avant très fortement par les pouvoirs publics et leur campagne «  it’s more fun in the Philippines ». Malheureusement ce sont les Philippins eux-même qui participent à la destruction de leurs ressources naturelles ! J’en ai vu casser le corail à coup de marteau pour en ramener chez eux, noyer une tortue pour un selfie… Il y a clairement beaucoup, beaucoup d’éducation à faire… Et les philippins, comme dans tous les pays au niveau d’éducation faible, sont extrêmement impressionnables et sensibles aux images. Je pense qu’ici, la photographie de paysage a un rôle à jouer. 

Un autre exemple m’a convaincu de l’utilité de prendre des photos de paysages et de lieux « connus » : la destruction de Palmir par les terroristes de Daesh. Ce monument rappelait à une partie de l’Afrique à quel point leur culture était grande et ancienne, que l’obscurantisme n’était pas leur seule histoire, et bien sûr, c’est contre cela que se bat Daesh aujourd’hui. Le ministère de la culture, suite à la destruction du site archéologique, a cependant eu une démarche intéressante : un appel de dons de photographies a été lancé, pour reconstituer, à partir d’un grand nombre d’images, une représentation en trois dimensions de Palmir. Si le lieu est bien détruit, la photographie néanmoins nous aide à garder dans notre patrimoine mondial des lieux (naturels ou construits) qui font de nous des humains, des terriens. En cela je trouve la photographie de paysage éthique, et nécessaire. 

Voilà pour la partie sur la photographie de paysage. Il ne m’échappe pas néanmoins qu’il ressort de ma démonstration et de mes photographies un manque « d’humanité », d’émotions parfois peut-être. Je suis conscient de ce manque d’humanité, et de cet aspect très technique que je peux avoir dans mon approche de la photographie. C’est pourquoi je profite de mon voyage à travers l’Asie de m’essayer à un genre qui m’était jusque là complètement étranger : la photographie de portraits. 

Il y a deux raisons pour lesquelles je ne prenais pas les gens en photo auparavant : une raison personnelle, tout simplement ma timidité, qui m’empêche trop souvent d’interagir avec les gens, de s’approcher d'eux, de leur parler, et une raison éthique. Il y a, particulièrement dans la photographie de voyage, une question éthique assez épineuse à prendre les gens en photographie. Combien de fois n’a-t-on pas vu ces photos de « petits noirs trop mignons» dans les bras d’Européennes aux cheveux soyeux (ça fait plein de like sur Instagram !), de « vielles trop belles ! » parce que toutes ridées, alors qu’ici tout le monde s’enduit de crème hydratante (moi le premier). Il y a un côté malsain, presque néo-colonialiste, à ce genre de photographies qui ne me correspond absolument pas. 

Pierre Le Corf, à Alep

Pierre Le Corf, à Alep

C’est mon ami Pierre Le Corf, et son projet We Are Superheroes (que je vous conseille d’aller lire) qui m’a poussé néanmoins à aller voir les gens. Pas pour les prendre en photo, mais pour s’éloigner de la relation unilatérale et mercantile que j’avais avec la plupart des gens que j’ai croisé aux Philippines. Après plusieurs mois passés au Japon, les cinq semaines que j’avais pour traverser l’archipel me paraissaient bien courtes, passant de lieux touristiques en lieux touristiques, avec finalement très peu d’interactions avec ce qui fait les philippines d’aujourd'hui : les philippins. 

C’est lors d’un arrêt dans une ville sans aucun intérêt touristique majeur que j’ai pu enfin m’approcher de ce que je voulais. Aux alentours d’une rue, non loin du port, j’ai découvert derrière un marché aux poissons une sorte de village dans la ville, un dédale de ruelles et de toitures de tôles, des pilotis. Je m’y suis engouffré, avec mon appareil comme toujours mais sans l’intention de prendre des photos tout de suite. 

Qui croirait trouver, derrière ce marché emmuré, une ville dans la ville, pleine de vie ?

Qui croirait trouver, derrière ce marché emmuré, une ville dans la ville, pleine de vie ?

Ma présence ici faisait office d’évènement : clairement, aucun blanc ne s’était jamais aventuré jusqu’ici. Les gamins hésitaient à me suivre ou à courir devant prévenir les copains. J’étais alpagué de toute part, mais de façon bien plus sympathique que par les innombrables chauffeurs de tricycles. 

J’arrive à un moment devant des enfants qui jouent au ballon. L’un remarque mon appareil photo et prend la pause, me criant « Photo ! Photo ! ». Voulant profiter de cette possibilité de rapprochement, je cadre, et déclenche. Le bruit de l’appareil semble avoir résonné dans toutes les ruelles alentours, et en quelques secondes je suis encerclés par une bonne dizaine d’enfants qui veulent absolument que je les prenne tous en photo. Ils se bousculent, sourient, font la roue… Je reste plus d’une demi heure à les prendre en photo, à leur montrer. Ils explosent de rire chaque fois qu’ils voient leur bouille ou celle d’un copain. On engage un peu la conversation : d’où tu viens, qu’est-ce que tu fais ici, tu es photographe ? etc. Je les quitte pour le moment, mais un bon groupe continue à me suivre. 

Chloee, à gauche, et Diane, qui sera ma guide pour la soirée.

Chloee, à gauche, et Diane, qui sera ma guide pour la soirée.

Plus loin je rencontre une adolescente. Sa mère me voit (si ma couleur de peau me faisait ressortir, les cris des enfants derrière moi me rendent définitivement immanquable) et insiste pour que je prenne sa fille en photo. Cette dernière rie, se cache, puis me demande d’attendre, qu’elle puisse se changer. 

Je la vois clairement intriguée par ma démarche, elle me demande ce que je fais là, m’accompagne un bout du chemin. Nous regardons un bout d’un match de basket ensemble. Je la vois pianoter furieusement sur son téléphone, constamment. Je lui demande à qui elle envoie autant de message, j’ai l’impression de l’ennuyer, mais non : elle parle mal anglais et demande constamment à son ami de lui traduire ce qu’elle veut dire. Sa famille m’invite à boire et à manger. Nous partageons un soda et des lumpia de poissons. J’explique que je dois rentrer, et je vois dans son regard qu’elle voudrait que je reste, au moins un peu plus longtemps… 

Cette première expérience me confronte à mes hésitations et me rassure : pas de hiérarchie ici, de classe, juste deux cultures finalement curieuses autant l’une que de l’autre. 

De retour à Manille, j’ai envie de revivre ce véritable enivrement qu’a été cette première séance. Je décide d’aller plus loin : je veux aller voir les Smokey Mountains, le bidonville-décharge qui fait la malheureuse réputation de Manille. 

Dans le métro cependant, j’hésite. J’ai peur, bêtement, de me balader avec plusieurs milliers d’euro d’équipement avec moi. Je trouve ça absolument indécent, comme si j’allais voir la misère pour me sentir mieux, une expérience rapide dont je peux sortir en dix minutes de jeepney. 

J’aperçois à travers les vitres du métro aérien des bas immeubles un peu vétustes qui me rappellent l’ambiance de la ville de pêcheur, et décide de m’y engouffrer d’abord. Là encore, enfants et adultes posent, me demandent que je les prenne en photo. J’essaie d’échanger avec un peu tout le monde, refuse un peu gêné plein de boissons qu’on me tend… Si je me fais remarquer, je ne me sens pas particulièrement déplacé d’être ici, tant les gens sont enthousiastes de me voir ; les gens sortent de chez eux juste pour m’échanger un sourire, on sort le dernier né pour qu’il me fasse un coucou… L’ambiance est agréable et je me sens à nouveau très bien, euphorique de ces centaines d’échanges, de rires et de sourires. 

Dans une des dernières ruelles, un groupe de dames un peu plus âgées que les autres est assis. Elles me voient prendre quelques photos en arrivant, et je leur fais un sourire, en passant. « Et alors ! nous aussi, non ? » Les grands mères sont finalement bien cabotines, et je les photographie aussi, m’arrête un moment leur parler. Alors que je m’apprête à partir, la moins bavarde d’entre toute me lance : «  Thank you for your kindness. » Cette réflection me fait m’arrêter quelques secondes. J’avais bien échangés des sourires, ris avec les enfants, mais je n’avais finalement pas compris. 

Cabotines !

Je ne peux me défaire, quoiqu’il arrive, de position d’étranger, mais d’étranger blanc, voyageur, riche. Mais je peux décider d’être plus qu’un touriste, un consommateur des ressources des pays que je traverse. Ce jour là, j’ai compris que prendre tous ces gens en photos, leur accorder du temps, de l’attention et de la douceur, c’était entériner leur dignité. 

Quelle leçon me traverse alors. Quelque chose de simple mais de si pur, de parfaitement évident mais qui vous change, un peu mais définitivement, le jour où vous le sentez dans vos tripes : cette vision des milliards de vies et de destins différents, de points de départs variés, mais d’une dignité commune, d’une légitimité de chacune de nos vies sur cette terre, et de sa sainteté, qui que l’on soit. A entendre les informations tous les jours j’ai presque l’impression qu’on l’oublie, que c’est un concept dans un coin de nos têtes. 

La vie est faite ainsi et tout le monde peut le comprendre : nous vivons tous dans nos propres cercles, entourés de gens qui partagent nos cultures, nos valeurs. Nos relations, au niveau mondial, sont de grands diagrammes de Venn qui ne se croisent peu. Psychologiquement, nous ne pouvons concevoir, avoir de l’empathie pour toute la misère du monde, chacun porte déjà son propre fardeau, ses propres préoccupations. Mais tout de même, parfois, cette piqure de rappel a du bon. 

Elle eu un effet complètement libérateur sur moi : j’avais résolu ma question éthique. Je n’allais pas dans ce bidonville par voyeurisme malsain, mais au contraire presque investi d’une mission, d’un devoir, à ma toute petite échelle. Qu’importe de ce que deviennent les photos, qu’elles soient vues, ou pas. Mais toute cet après midi, mon objectif braqué sur des centaines de visages, j’ai essayé de rappeler aux gens tout ce qui faisaient qu’ils étaient beaux et dignes et égaux à moi et à tous les autres, même si mes vêtements pouvaient être plus propres (quoique…), même si ma vie pouvait sembler être aux antipodes des leurs. Une grand mère m’a tenu la main pendant 10 minutes pour m’amener à son petit fils, né légèrement difforme, pour que je le prenne en photo. Elle le tenait dans ses bras, pleine d’amour, elle voulait partager cette amour et que je lui donne, par un bruit d’obturateur, une importance supplémentaire. Elle pourra lui raconter, j’espère plus tard, qu’un français avait fait tout ce chemin pour venir le prendre en photo, comme tous les autres enfants autour de lui, et j’espère qu’il comprendra qu’il vaut autant que tous les enfants autour de moi, partout. 

J’ai résolu ma question éthique, et elle tient en un mot : la dignité. Soyons éthique, en photographie et ailleurs, en respectant, en relevant la dignité de chacun. Donnons des sourires à ceux qui nous les rendent et à ceux que ça interpelle, et rappelons à tous ceux que l’on croise : « tu vaux autant que moi ».